Silence déconnecté

 

Paris, le 25 mars 2015.

 

  Tu as dû mettre un certain temps pour te rendre compte que je ne suis pas là. En général quand tu rentres le soir, tu vas directement dans ton bureau. Tu tries ton courrier puis tu prends une douche. Tu t'installes devant les infos en attendant le dîner, pour ensuite retourner dans ton antre. Nous nous croisons comme deux colocataires, échangeons poliment quelques banalités. De toute façon, la plupart du temps tu es en déplacement ou en dîner d'affaire.


  Quand je t'ai rencontré, tu étais le parti idéal, intelligent, charismatique, ambitieux, "la tête sur les épaules" comme disait maman. Tu étais drôle, parfois désinvolte. Rappelle toi cette nuit à dormir sur la plage... J'avançais confiante en l'avenir. A force de témérité et de travail tu as obtenu un poste important dans un grand cabinet financier. J'étais très fière de toi. Mais tu en voulais encore plus. De carriériste tu es devenu élitiste. Ensemble nous avons fondé ta propre boîte. Un jeu de rachat- revente sur fond de montage financier. Tant pis pour les pions sacrifiés sur ton échiquier. "Tu étais là pour nous, pas pour les autres". Et puis il y a eu "l'affaire" de trop. Celle qui a laissé vingt personnes sans emploi. Celle qui nous a valu une scène terrible, puis cette drôle de vie silencieuse. Je t'ai revendu mes parts et j'ai refusé de retravailler un jour avec toi. Tu as hurlé de cet argent perdu, d'avoir à trouver un associé. Finalement ce fut une. Tu l'as recrutée aussi "requin aux dents longues" que toi. Bien que vous ayez été très discrets, je sais bien que... On ne peut plus désirer "une part de marché perdue" mais une projection comme la sienne... Je sais que tu m'en as beaucoup voulu, "ça ne devait être que notre société à nous", au début... Comme je t'en ai voulu que tu aies refusé que nous adoptions. Tu voulais un enfant de notre sang, celui que je n'ai pas pu te donner, pas celui qui aurait pu venir d'Inde, de Chine, du Vietnam ou d'ailleurs.

 

  Puisque notre histoire est devenue indicible, puisqu'en "désertant" j'ai gagné mon invisibilité, je pars quelques temps. Je ne te fuis pas, je m'éloigne pour mieux me retrouver et reprendre consistance. J'ai laissé sur la desserte en bois du salon, le superbe téléphone dernier cri que tu m'as offert pour Noël. A quoi bon être connecté avec le monde entier si nous ne le sommes pas dans la même maison.


  Le 27 mars j'attérirai à New Dehli, le 02 avril à Chamdo (au Tibet), puis le 13 avril à Katmandou. C'est mon amie Céline, en mission en ce moment au Népal avec son ONG, qui gérera mes contacts sur place. J'irai même avec elle rendre une visite amicale au Village d'Enfants de Pokhara et à la Maison d'Accueil de Thankot. Nous passerons également quelques jours à Langtang. A cet instant je suis incapable de te dire ce que je ferai après. Peut-être que la pauvreté de ce peuple me fera comprendre ton besoin de richesse, que sa bonté sera une réponse à mes doutes ; à moins que Katmandou ne me retienne dans les murs de ses beautés. J'espère en tout cas vivre chaque jour, avec émerveillement comme si c'était le premier et sagesse comme si c'était le dernier.

 

Je t'embrasse

Prends soin de toi

M. Line

 

" Le 25 avril un séisme de magnitude 7,8 a frappé le Népal, faisant plus de 8 000 victimes et plus de 16 000 blessés. Une grande partie de la ville de Katmandou a été dévastée. Depuis, les habitants vivent dans la rue, sur les parkings ou dans les stades à découvert. Les villes de Pokhara et Thankot semblent avoir été moins touchées mais les dégâts restent considérables. Le village de Langtang lui a été rayé de la carte. Lorsque les secouristes ont pu y accéder quelques jours plus tard, ils n'ont trouvé que 5 survivants – trois adultes (un homme, deux femmes dont une touriste) et deux enfants – dans une maison protégée par un rocher."

 


Jamais silence n'avait semblé autant déconnecté...

 

 

Atelier Francophone d'Ecriture de Sandra DULIER - Auteure -

 

MLD

Déposé le 03 août 2015

 

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